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Photo du rédacteurviolainejaneau

Noël au château

Dernière mise à jour : 10 avr. 2022

Les cliquetis des lames résonnaient dans la cour du château. Attablée à mon bureau, je tachais d’en faire fi tant que possible pour étudier le parchemin confié par un soldat à midi. Sa Majesté espérait se rendre à Losse au mois prochain. Quelques affaires restaient à régler pour la succession, mais je n’étais pas très optimiste à l’idée de nous éloigner en cette saison de notre nouvelle capitale. Après la liste des différentes armes griffonnée à l’encre noire suivaient les chevaux achetés au marché au matin, puis le matériel pour les monter. Le comptage des costumes pour mes hommes était conséquent lui aussi, et son coût astronomique. Pour assurer la sécurité de Louis, j’étais prête à y mettre mon salaire.

De ma paume rugueuse, je frottai ma nuque pour la décrisper. À force d’être penchée ainsi, mes muscles devenaient douloureux. Que n’aurais-je pas donné pour rejoindre les hommes dans la cour et faire tinter mon épée contre celle de Richard ? Où était le temps où mes seules responsabilités consistaient à protéger le verger de mes parents ? Je préférais alors le délaisser pour m’exercer avec mes amis dans des duels de fortune, cachée dans les bois.

La nuit tombait déjà. Une lassitude, peut-être à cause de l’ambiance de Noël dans laquelle je ne me retrouvais pas, m’empêchait de me redresser pour allumer la lampe à huile. Quelques flocons valsaient derrière la fenêtre comme pour me rappeler les festivités du soir. Je poussai mon fauteuil, et me levai afin d’examiner la cour. Depuis un mois, il neigeait presque tous les jours, si bien que des blocs de glace s’amoncelaient dans les coins. Chaque matin, les hommes déblayaient pour éviter que le sol givre et qu’il arrive malheur à Sa Majesté.

Sur le terrain d’entraînement, mon ami Pierre joutait contre un novice. Il se faisait un défi de toujours les battre à la première rencontre, histoire de leur faire croire que c’était grâce à lui qu’ils s’étaient améliorés. Le clocher sonna cinq heures, Pierre baissa son arme et après un salut, les soldats partirent au pas dans leur bâtiment. Ils avaient leur soirée, certains se rendraient dans leurs familles, en ville, d’autres, de garde, resteraient au château, mais j’avais demandé à la cuisinière de leur fournir un repas copieux en ce jour particulier.

Le front posé contre la vitre froide, je contemplai les traces de pas dans la neige stagnante. Depuis la mort d’Henri, il m’était difficile de passer Noël sans éprouver une certaine peine et une nostalgie des temps vécus avec lui.

La grille du palais s’ouvrit et une charrette pénétra dans la cour. Je me redressai, reconnaissant aussitôt les chevaux de maman. Était-il advenu un drame ?

Tout en vérifiant si ma moustache était encore bien collée — plus par réflexe que véritable crainte — je sortis du bureau et me précipitai dans l’escalier de service. Si une des membres de ma famille se montrait aujourd’hui au château, c’était qu’il avait dû arriver malheur à l’autre ! Cette idée fit marteler mon cœur dans ma cage thoracique. Voilà donc où me menait mon égoïsme ! Trop occupée à préserver l’homme que j’aimais, je délaissais ma mère et ma sœur en ce jour si important ! Je rageais contre moi-même, pestant contre les marches et mon impatience, car malgré mon inquiétude, jamais je n’aurais accepté d’aller passer cette soirée avec elles. Même si noël avait consisté pour moi à rester enfermée seule dans ma chambre, la perspective de quitter Louis ne serait-ce qu’une nuit me rendait malade. J’étais prête à prendre le risque de perdre les miens plutôt que le prince ! Quelle horrible fille et sœur j’étais !

En sortant du château, le froid me saisit comme des lames de couteaux.

Les chevaux s’étaient arrêtés près de l’écurie, et une jeune femme descendait de la charrette, aidée par un soldat. Je me précipitai au-devant d’elle :

— Marie !

Ma sœur sauta sur le pavé, le sourire aux lèvres. Ma mère, derrière elle, fit passer un panier rempli de provisions. Je serrai la première dans mes bras, soulagée qu’elle se porte bien.

— Maman ? Que faites-vous donc là ?

— Sa Majesté ne t’a rien dit ? Comme tu ne voulais pas venir à la ferme, c’est nous qui venons à toi !

Son ton était mi-sévère, mi-enthousiaste. Elle avait dû grogner quand elle avait appris que je restais au château cette année pour les fêtes. Je pressai ma sœur de rentrer à l’abri des murs et saisis ma mère emmitouflée dans des fichus. Elle me pinça les joues :

— Est-ce que tu manges bien au moins, ma Blanche…

Je toussai d’agacement, et maman tenta de se rattraper. J’espérai que le soldat occupé à détacher les chevaux n’avait rien entendu. Pour tout le monde ici, j’étais Henri.

Nous montâmes les marches de l’entrée principale où se tenait le prince Guillaume, tout sourire et paré d’un costume bleu nuit moulé à la taille. Il fit valser son chapeau à plumes devant les deux femmes qui s’inclinèrent avec respect. Elles s’étaient vêtues elles aussi de leurs habits de fête. Sous les châles de maman se trouvait une robe parme brodée de soie, tandis que Marie avait opté pour une rose clair au décolleté printanier. Cela me mit un peu en colère. Les formes de ma sœur plaisaient à Sa Majesté, et il allait les admirer toute la soirée.

— Alors, Monsieur Deshormes, heureux de cette surprise organisée par mon majestueux frère ?

Je bégayai un enthousiasme gêné, mais personne ne s’en offusqua.

— Vous devriez vous changer avant le repas, je vais conduire ces dames au salon.

Après un petit saut, il tendit ses bras à maman et Marie qu’il entraîna dans le couloir non sans me jeter un clin d’œil amusé.

J’empruntai un escalier dérobé pour rejoindre ma chambre, cherchant à analyser mes sentiments divergents. Bien sûr que j’étais ravie de retrouver mes proches en ce jour ! Mais maman était si gauche quand il fallait m’appeler Henri ! Malgré ma moustache et ma tenue, elle persistait à voir en moi sa fille ! Quant à Marie, elle avait l’habitude de minauder dès que Louis la regardait.

J’étais jalouse, voilà ! Et j’en tapai contre la porte qui s’ouvrit à la volée.

Ma servante, Élisabeth, m’attendait de l’autre côté, une chemise blanche entre les mains, le sourire aux lèvres. Ma colère retomba comme un flan.

— Surprise !

Je tâchai de lui montrer mon engouement, cherchant au fond de moi du plaisir à me trouver à cette soirée.

— Monsieur Guillaume m’a demandé de vous faire beau pour l’occasion. Il m’a dit que peut-être vous pourriez vous dévoiler en femme, comme cadeau de Noël à Sa Majesté…

Je haussai un sourcil, son rire se coupa net.

— Combien de fois devrais-je lui dire que je ne dirai jamais la vérité au prince Louis ?

Ses arguments étaient entendables, Louis serait peut-être à l’écoute et prêt à dissimuler mon secret… Mais s’il était découvert et que ses conseillers apprenaient que Louis avait su ? Et s’ils décidaient de lui ôter la couronne et de la confier à un autre ? Le Roi de Résianie serait capable de déclarer la guerre à notre pays, et le mariage avec la princesse Rose serait annulé. Cette idée n’aurait pas dû me réjouir, mais ma jalousie me parlait trop en ce moment. Fort heureusement, la princesse avait rejoint son frère pour les fêtes de fin d’année. Je ne devrais donc pas compter sur la présence de cette troisième femme pour me gâcher la soirée.

Élisabeth avait une fois de plus fait des merveilles, et ma veste bleue avait été cousue de fil d’or sur l’encolure. Elle ajusta mon catogan d’un nœud doré et ricana en me présentant un chapeau semblable à celui de Monsieur Guillaume.

— J’étais certaine que vous désapprouveriez !


Fin prête, moustache et pomme d’Adam modelées, je descendis au salon où deux valets m’ouvrirent les portes. Un immense sapin trônait près du buffet. Des serviteurs l’avaient couvert de rubans argentés entremêlés de cierges et de diamants qui reflétaient la lueur des flammes en milliers de cristaux sur les murs blancs de la salle à manger. Des guirlandes de houx paraient les tableaux et décoraient la table sur laquelle reposait une nappe de soie fine brodée de dentelles. Des chandeliers pourvus de bougies rouges et vertes étaient installés sur les meubles.

Louis, dans le même costume que le mien, discutait avec Marie. Il se tourna vers moi et mon cœur tressaillit. Ses cheveux blonds étaient lâchés sur ses épaules et son sourire étincelait. Je me forçai à faire un pas avant de le saluer, soufflant longuement pour éviter de m’empourprer en sa présence. Il serra avec amitié mon poignet en m’attirant vers lui :

— Henri, votre sœur me faisait part de votre surprise à la voir arriver au château. Je savais qu’elle et votre mère vous manquaient, j’espère que vous ne m’en voulez pas de mon entreprise !

Je répondis un marmonnement, sensible à la main de Louis sur moi. L’autre posée sur mon omoplate dans une accolade fraternelle faisait battre mon cœur à un rythme insoutenable. Mon affection pour lui me revenait en pleine face avec la jalousie.

— Mon Dieu, Henri !

Ma mère qui se réchauffait devant la cheminée porta ses doigts sur sa bouche et ses yeux se nimbèrent de larmes. Seules ma sœur et moi comprîmes ce qu’elle pensait.

— Tu lui ressembles tellement, expliqua Marie. À Blanche…

Sa précision mensongère puisque c’était plutôt à mon frère que je ressemblais permit à ma mère de se ressaisir et d’approuver. Louis, poli, éprouva une fois de plus sa tristesse de ne pas avoir rencontré ma sœur. Quelle ironie, alors que moi-même aurais tant aimé à cet instant lui avouer qu’il se leurrait, que j’étais ma propre sœur et qu’il ne connaissait pas Henri !

Maman chassa ses sanglots en se détournant vers l’âtre flamboyant. J’avais trop tendance à oublier que je n’étais pas la seule à avoir perdu un être cher. Bien sûr, mon jumeau était mon sang, mais il était aussi celui de maman, et bien qu’elle se montrât toujours forte en ma présence, me réprimandant pour mes pantalons, elle devait pleurer l’homme que j’exposais devant elle tous les jours et qui n’était plus, ainsi que la femme que je ne devenais pas.

Sa Majesté nous tendit ensuite une coupe afin que nous trinquions tous ensemble et que maman puisse se dissimuler derrière son verre. Il s’enquit de la ferme, du verger, des pommiers qui avaient bien rendu cette année. Des voisins avaient aidé maman puisque moi-même je n’étais plus là pour ça. J’aurais dû me laisser envahir par le remords, mais en réalité, j’étais tellement heureuse d’être au château que je ne pouvais regretter la maison.

Alors que Marie riait un peu trop fort, je m’éloignais pour éviter de m’agacer et d’être impolie. Richard entra à cet instant en compagnie de M. Guillaume :

— Il ne manquait plus que lui ! s’exclama ce dernier.

Je souris, déposai ma coupe sur la table couverte de hors-d’œuvre plus succulents les uns que les autres, terrines, confits, saucisses grillées, toasts au foie gras, crustacés, choux à la crème, profiteroles, coulis de fruits rouges, et me plaçai à la fenêtre, comme s’il y avait toujours à guetter quelque chose à cette heure. D’ici, on apercevait les chandelles éclairant l’intérieur des maisons de Vessuire. Chacun devait dîner en famille, chanter des chansons, rire et se satisfaire d’être aimé. Ma gorge se serra, l’idée d’avoir perdu mon frère, d’avoir cherché à le retrouver en incarnant son rôle et de ne pas avoir quelqu’un avec qui fonder un foyer m’oppressa. Pourquoi aujourd’hui était-ce si difficile alors qu’en temps normal je m’en contentais si bien ? Bientôt, Sa Majesté passerait tous ses instants avec sa future épouse, et au fond de moi je savais que je ne parviendrais pas à le supporter. Ma jalousie me reviendrait en pleine poitrine comme une flèche empoisonnée.

— Et dire que nous pensions te faire plaisir ! s’exclama Monsieur Guillaume en se postant sur ma gauche.

Il avala cul sec le fond de sa coupe et se resservit aussitôt, puisqu’il tenait dans l’autre main la bouteille. Je m’efforçai de chasser mes sombres réflexions et pris un sourire de façade :

— J’en suis très heureux, c’est une délicate attention, merci.

— Oh, ne fais pas semblant, je vois bien que tu ne t’amuses pas.

Je demeurai silencieuse, me contentant de tapoter du bout des doigts la vitre froide derrière laquelle la neige déposait un tapis pailleté.

— Tu devrais lui dire. C’est le soir ou jamais.

Il se trémoussa en manquant de peu de renverser son verre :

— Hop ! Tu enlèves ta moustache… Ou ta chemise…

Un sourire charmeur ponctua sa phrase, il ajouta d’une voix suave :

— Allez, Louis, je suis Blanche, embrassez-moi !

— En admettant qu’il ne me fasse pas pendre de suite, je ne pense pas que sa réaction serait celle-là…

Mon soupir lui fit lever les yeux au ciel :

— Peut-être, mais tu serais soulagée.

— J’y ai réfléchi. Ses conseillers le lui reprocheraient. Il n’a pas besoin de ça en ce moment, avec ce qui se passe à la cour, les rébellions dans les campagnes, et… le trône. Sans compter son mariage… Son autorité royale n’y résisterait pas.

— Peut-être qu’il préférerait savoir…

— Peut-être, mais il est né pour être roi.

Nos regards se croisèrent et nous nous tournâmes d’un même mouvement vers Louis. Il discutait avec Marie et Richard, ce dernier ricanait de cette voix caverneuse rassurante. Les cheveux dorés de Sa Majesté le couvraient telle la couronne qu’il porterait bientôt. Personne ne pouvait nier qu’il était fait pour ce rôle.

— Tu sais, reprit plus bas le prince Guillaume, j’ai beaucoup réfléchi. Je crois que passé un âge, il est temps de trouver la personne avec laquelle terminer ses jours. Es-tu prête à finir seule ?

Mon voisin se pencha vers l’extérieur. D’ici, nous pouvions apercevoir le bâtiment de mes hommes où Pierre surveillait.

— C’est parfois difficile de convaincre celui qu’on aime. Mais j’adore les défis.

Il vida une nouvelle flûte et la posa avec la bouteille sur une table :

— Si on me cherche, je suis parti prendre l’air.

Tandis qu’il se retirait, Louis me retrouva et se posta à la place de son frère. Il ne parla pas, se contentant de regarder dans la même direction que moi. Nous ne tardâmes pas à voir Guillaume sortir du château, sautillant sur la neige pour rejoindre le dortoir des soldats. Nous sourîmes tous deux, mus par une curiosité commune. Après de longues minutes, un chœur se mit à chanter derrière l’enceinte du palais. Soudain, Louis me saisit par le coude et chuchota :

— Suis-moi.

Il n’attendit pas ma réponse, fit un signe de tête de connivence à Richard, Marie et Maman, et m’entraîna dans les escaliers. Là, un laquais nous enveloppa de nos manteaux. J’imitai Sa Majesté qui passa par la porte menant au jardin et fus surprise de trouver la température plus clémente. La neige tombait encore, en minces flocons. Louis m’invita alors à marcher à ses côtés.

Les sapins en bordure portaient une couche épaisse de neige, les dissimulant tout à fait. Les arbres plus haut avaient tous perdu leurs feuilles et étalaient leurs bras secs vers les nuages moins nombreux qui permettaient d’entrevoir la lune ronde. Le chœur des enfants était plus audible ici. Nous approchâmes du parapet qui surplombait la place du village. Là, nous pouvions assister en toute discrétion au spectacle. Petite, je m’y rendais avec mon frère et ma sœur. Nous nous blottissions tous les trois et restions jusqu’à la fin, puis nous allions écouter la messe de minuit à l’église. Nous rentrions alors ensemble en calèche et je m’endormais dans les bras d’Henri. Papa nous couchait dans notre lit tout habillés et nous nous réveillions au matin tout heureux de manger un bon repas de Noël. Les années fastes, nous avions un cadeau, une plume, une médaille, ou une tenue de rechange.

Aux chants religieux succéda un hymne à la famille royale plus la foule se dissipa et les derniers habitants regagnèrent la chaleur de leur logis.

Splatsch !

Une boule glacée me frappa dans la nuque et dégoulina dans mon dos, sous ma chemise. Louis recula de trois pas et s’arma d’autres munitions. Il semblait flatté de m’avoir surprise.

— Les chants ne t’ont pas déridé, j’espère bien te faire retrouver le sourire !

Je lui envoyai deux bonnes boules et me précipitai pour en confectionner d’autres. Il se dissimula derrière un sapin, je le contournai pour lui en coller une sur le menton. Nous tombâmes à terre sous l’élan, moi sur lui et culbutâmes sur deux mètres avant de nous immobiliser. Sa chaleur fit battre mon cœur plus vite et je poursuivis seule ma roulade pour ne pas laisser paraître mon émoi. Dos contre la neige, nos coudes se frôlèrent et malgré la douleur de ne pouvoir le toucher davantage, je me sentis soudain libérée. Louis tourna son visage vers moi. Je discernai son sourire sur ses lèvres fines, ses yeux bleus pétillants de joie, ses joues rouges de froid. Je détournai le regard vers le ciel où quelques étoiles brillaient au-dessus des nuages légers. Peu importait de ne pouvoir lui avouer mon vrai nom, peu importait qu’il ne sache pas que j’étais une femme. Chaque seconde à ses côtés était un délice à savourer.

Ses doigts dégagèrent une mèche de ses cheveux derrière son oreille, répandant sur moi son parfum sucré. Chaque petit moment de vie avec lui me comblait, alors pourquoi espérer plus et risquer de tout perdre ?

Nous avions confiance l’un en l’autre, et je n’étais pas prête à gâcher ça. Il posa sa main plus douce et chaude sur la mienne si rugueuse et murmura :

— Je suis heureux de passer ce Noël avec toi.

Ma poitrine se comprima sous l’effet du sentiment d’amitié partagée :

— Moi aussi… Louis. Merci pour tout.

Et alors que je m’autorisais enfin à l’appeler par son prénom, il serra ses doigts autour des miens qui s’abandonnèrent au plaisir de cette seule et dernière caresse, tandis que les cloches de minuit résonnaient dans la vallée.

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