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Spin-off: L'histoire de Pierre

Le crissement du fer contre le fer, le froissement des étoffes, le frottement des bottes sur les cailloux, étaient pour moi la satisfaction ultime de mon emploi.

— Attention à ta main !

Gildas la rangea avant que je ne l’écorche de la pointe de mon épée. Il se repositionna en garde et para mon attaque avec grâce. J’étais fier de ses progrès, même si Blanche y était pour beaucoup. Mais depuis peu, nous n’avions plus le plaisir de la voir s’entraîner avec nous, et le maniement des armes blanches était devenu ma charge.

Gildas fit tomber sa lame. Je sifflai, il se ressaisit, l’attrapa et se replaça. Son regard changea et s’éloigna vers quelque chose dans mon dos. Je frappai sa main, l’épée se décrocha de nouveau et valsa quelques mètres plus loin. Que lui arrivait-il ? D’un geste furtif, je survolai le fruit de son inattention. Un couple s’était installé à la place d’Henri. L’homme, vêtu de fanfreluches colorées et coiffé d’un chapeau à plumes, était penché à l’oreille d’une servante qui riait aux éclats. Je ne distinguai du noble que ses cheveux bruns bouclés descendant jusque ses épaules et les teintes criardes de son habit.

— Vous êtes déjà tombé amoureux ?

La question de Gildas m’interloqua, de par son indiscrétion, mais aussi parce que son rang lui interdisait de s’adresser de la sorte à son supérieur. Il dut réaliser son erreur car il s’excusa et ajouta :

— C’est que… à part Monsieur Tristan, il semble que notre métier nous empêche toute relation…

Je haussai un sourcil et me remis en garde. Le jeune homme cependant n’était plus concentré. Il fixait le duo dans mon dos, à chaque éclat de voix de la jeune femme.

— Regardez Monseigneur Deshormes, ou bien Richard… Je me disais…

— Richard fréquente quelqu’un…

Je ne sais pourquoi je le lui avouai, peut-être pour me défausser. Quant à Blanche et moi-même… Je grognai alors qu’une fois de plus l’épée de Gildas faisait un vol plané.

— Morbleu Gildas, faites donc attention.

Ses yeux se perdirent en arrière. Je soupirai :

— Souhaitez-vous que j’aille dire à cette jeune personne de se retirer ?

— Oh… C’est que… je la courtise depuis quelque temps et… elle a l’air de s’intéresser à plus noble que moi.

« La » ? Je m’étais attardé plutôt sur le jeune homme et je fus troublé de n’avoir pas projeté que l’attirance de Gildas allait pour la donzelle, alors que cela ne pouvait être autrement.

— Et bien, vous pourriez en discuter avec elle… après votre entraînement.

Sa détresse me frappa le cœur à cet instant. Aimait-il au point de ne pas poursuivre ce combat ?

— Envisagez-vous de provoquer en duel le malotru ?

Son expression passa de la tristesse à la terreur.

— Monsieur Pierre, vous n’y songez pas ! Il s’agit du Prince !

Je fis demi-tour de surprise. Que me chantait-il donc là ? Ce n’était pas le prince Louis !

— Monsieur Guillaume, le frère de Monsieur.

— Je pensais qu’il était…

J’allais dire « comme moi », mais me ravisai de justesse.

— Oh, il l’est ! Mais il mange à tous les râteliers. Il se moque bien du sexe, croyez-moi.

Je décelai de la colère dans le ton de sa voix, et décidai d’abréger ses souffrances. Sans attendre, je le quittai pour me planter devant le couple.

L’homme susurrait à l’oreille de la jeune femme qui minaudait en faisant semblant de se décaler pour ne pas obtenir ses baisers. C’est elle qui m’aperçut en premier. Elle le repoussa avec brusquerie et il me porta enfin attention. Ses yeux bleus me firent l’effet d’un coup d’épée dans la poitrine, mais fidèle à moi-même, je n’en laissai rien paraître, et m’inclinai avec respect.

— Je suis navré d’interrompre vos folâtreries, mais il apparaît que mon homme ne peut se concentrer en votre présence. Afin de parfaire sa formation, je vous saurais gré de bien vouloir poursuivre vos cajoleries à l’abri des regards.

La jeune femme lorgna vers Gildas avant de s’enfuir en courant. Elle n’avait dû le voir, trop absorbée qu’elle était par le prince. Ce dernier cependant ne bougea pas d’un poil. Il se contenta de me contempler des pieds à la tête d’un œil expert. Soulagé que l’événement ne fût pas si difficile à résoudre, je me courbai et m’apprêtai à me retirer quand le Prince me retint :

— Monsieur Pierre, nous n’avions pas encore eu le plaisir d’être présentés.

Il était pourtant bien renseigné. Je ne répondis rien, prêt à le quitter s’il n’avait plus rien à me dire.

— Vous venez de ruiner mon plan « une pierre deux coups ».

Que me chantait-il donc là ?

Il avisa en guise d’explication Gildas dans mon dos puis l’endroit où avait fui la jeune femme en passant sa langue sur ses lèvres sans pudeur. Pouvait-on être autant sans gêne ? D’un air provoquant, il poursuivit :

— Mais ce n’est pas grave, je m’en ferai bien « un ».

— Je vous demande pardon ?

— « Un Pierre », mais j’y mettrais plus de deux coups.

Je restai interloqué. Comment pouvait-on être si peu clair ? Il pouffa :

— Et il ne comprend pas ! Qu’il est mignon !...

Il partit dans un tourbillon de plumes et de volants.


***


Je déplaçais de cinq centimètres un chandelier pour parfaire la symétrie de la table. Ses bougies étaient plus courtes que les autres, mais peu s’en souciaient. Chaque chose à sa place, telle était pourtant une devise à suivre en toute circonstance ! « Et pour les hommes, c’est pareil ! N’est-ce pas fiston ? » ne cessait de me rappeler mon père.

D’un demi-tour, je pus reprendre la mienne dans le coin de la salle. La fête y battait son plein, pour le plus grand plaisir des invités costumés des pieds à la tête. Les plus originaux s’étaient couverts de fleurs jusque dans les moindres détails. Richard en avait parsemé sa barbe, Tristan n’avait pas trop cherché à se déguiser, se contentant d’un masque trop large pour lui. Il contait cependant fleurette à une demoiselle près des hors-d’œuvre. Mais celui que l’on distinguait était Monsieur Guillaume, avec ses dentelles roses et cette tunique qui lui moulait la taille…

Je détournais le regard vers le reste de la pièce. Le Prince connaissait sa beauté et la pavanait à tout bout de champ, c’en était horripilant. Je ne parvenais pas à comprendre pourquoi il était accepté au palais alors qu’il pavoisait et exhibait ses péchés avec fierté.

Mon sang ne fit qu’un tour lorsqu’une jeune femme blonde apparut. De nombreuses attentions se portèrent sur elle, mais elle n’en prit pas garde. Elle donnait la main au Prince Louis.

Je tirai la manche de Tristan qui ôta ses lèvres du cou de la duchesse :

— Morbleu, que fait Blanche dans cette tenue ?

Mon camarade sursauta lorsqu’il la distingua à son tour. Si elle avait avoué son sexe, pourquoi diantre continuons-nous à la nommer Henri ? Tristan haussa les épaules et disparut avec la rousse. Je suivis d’un œil circonspect le déroulé des événements.

Blanche fut emportée par Monsieur Guillaume — encore lui ! — puis dérobée par Sa Majesté… qui l’emmena à l’extérieur. Quel était ce cirque ?

Je m’approchai des fenêtres et en écartai les draperies. Blanche se trémoussait au-dehors devant le prince accoudé au balcon. Qu’arrivait-il donc à mon amie ?

« Chaque chose à sa place… » Si Blanche se promenait en femme, rien ne tournerait plus rond. C’était impossible, autant apprendre aux chevaux à voler !

— Ils sont charmants, n’est-ce pas ?

Guillaume se posta devant moi, effleura ma main et referma le rideau :

— Laissons-leur un peu d’intimité.

Ses yeux bleus brillaient d’intensité, peut-être sous l’effet de l’alcool. Je frissonnai malgré moi lorsque son regard frais se posa sur mon visage et fus ravi de porter un masque assez grand pour dissimuler mes pommettes écarlates.

« Chaque chose à sa place. »

— Comment se fait-il…

— Que Blanche ait besoin d’amour ? C’est un être humain fait de chair ! Qui peut vivre sans passion ?

Je ne lui répondis pas. Je m’en portais très bien, mais parler de moi à cet homme me dérangeait, comme si je le sentais capable de percer les mystères de mon âme.

Il chopa une pomme dans un saladier sur la table dans son dos et la croqua sans détourner ses yeux des miens. Je déglutis et tâchai de faire redescendre mon rythme cardiaque par de lentes et longues inspirations. Pourquoi donc cet homme me procurait-il ces palpitations ? Il était beau, certes, mais j’en avais vu d’autres, et sa prétention et sa vanité auraient dû me révulser. Au contraire, j’étais attiré à lui comme un aimant. Son fruit craquait entre ses dents blanches.

Il s’adossa contre le mur pour le terminer. Afin de chasser mon émoi, j’écartai de nouveau le rideau. Blanche était enlacée par le prince et leurs lèvres…

— Sacrebleu !

Je lâchai le pan de tissu, mais Guillaume s’en saisit à son tour :

— Je les envie !

Il était plus grand que moi de peu. Son parfum sucré me rappelait la tarte que maman me préparait quand j’avais cinq ans. Ses doigts se retrouvèrent dans la couture de ma boutonnière sans que je comprenne comment et il susurra :

— Nous pourrions peut-être…

— Il en est hors de questions !

Mon cri fit se retourner quelques couples alentour. Monsieur Guillaume interpella un laquais et lui ordonna d’aller quérir Sa Majesté sur le balcon :

— Vous lui direz que Monsieur Deshormes le cherche…

Il se tourna vers moi, ses yeux flamboyants de colère me traversèrent le cœur :

— Il est temps de cesser vos enfantillages, Pierre, et de devenir un homme.

— Je ne juge pas votre train de vie, merci de ne pas juger le mien.

Nous nous dévisageâmes de longues secondes, et je me demandais lequel de nous deux allait faire le premier pas vers l’autre. Je regrettais déjà mon impolitesse, et me maudissais de ne pouvoir contenir mes émotions devant les traits magnifiques de cet homme.

Il ouvrit la porte-fenêtre et Blanche accourut. Elle passa entre nous deux sans nous voir, mortifiée et s’enfonça parmi les danseurs.

— Je suis navré, je ne vous importunerai plus.

Et sur ces mots, Guillaume partit à son tour, me laissant dans un tourbillon d’émoi et de dépit.


***


La lame de l’épée brilla lorsque je lui ôtai sa protection en soie. Les cinq élèves émirent tous un « oh » d’émerveillement :

— C’est vraiment vous qui l’avez forgée ? s’enquit l’un d’eux.

— Oui, avec mon père.

— Monsieur Deshormes l’a déjà eue en main ?

J’eus un mince sourire en me remémorant nos joutes en forêt. Que le temps avait passé ! À l’époque, nous nous battions pour l’utiliser tour à tour, mais Blanche -et Henri- étaient ceux qui s’en sortaient le mieux. J’acquiesçai sans m’épancher et les enthousiasmes redoublèrent.

— Bien, à présent, dites-moi laquelle vous prendriez pour une attaque au corps à corps…

J’avais disposé sur le coffre en bois six armes différentes de par leur taille ou le fil de leur lame. Les têtes se penchèrent pour les examiner.

— Celle-ci, peut-être ? demanda l’un des apprentis en désignant le plus petit des poignards.

— Tu as vu son tranchant ? Tu n’arriveras à…

Le deuxième s’interrompit tout net en écarquillant les yeux. Tous se redressèrent puis s’abaissèrent d’un même mouvement. Je me retournai et aperçus Monsieur Guillaume adossé sur le mur près de la porte. J’eus une seconde avant de m’incliner à mon tour. Que diable faisait-il donc là ? Depuis notre dernière entrevue au bal, je ne l’avais plus croisé et j’en étais venu à me dire qu’il avait compris.

D’un geste, il nous invita à poursuivre. Je fis face à mes élèves qui se donnèrent quelques coups de coude d’un air canaille. Son arrivée dans notre salle d’armement me déconcentra. Je revis ses yeux clairs derrière son masque, ses doigts qui grimpaient sur ma boutonnière et cet élan que j’avais ressenti vers lui.

— Vous en pensez quoi Monsieur Pierre ?

Je n’avais pas écouté la question de mon élève et je me maudis intérieurement.

— Ah ! Vous êtes là !

Tristan émergea à son tour dans la pièce sans apercevoir le prince. Il jura :

— T’es encore en retard vieux ! Tu sais bien que c’est compliqué en ce moment, l’heure c’est l’heure, je te les prends !

Il ressortit et siffla mes hommes qui s’excusèrent en s’inclinant plusieurs fois. Blanche et Richard étaient repartis à Losse la veille, nous laissant seuls pour gérer le château. Je soupirai et recouvris de son tissu mon épée.

— Vous parlez des armes d’une bien étrange façon…

Sa Majesté m’avait rejoint. Par réflexe, je passai de l’autre côté du coffre afin de ranger une à une les lames dans leur tiroir.

— C’est que c’est toute ma vie… murmurai-je.

Je ne sais s’il m’entendit car il poursuivit :

— Mon père a cherché très tôt à m’apprendre leur maniement, mais cela ne m’a jamais intéressé. Je ne comprenais pas ce goût qu’il avait pour le sang et la guerre. Tout ce que je souhaitais, c’était de l’amour.

À ce mot, il releva ses yeux bleus sur moi. Je détournai le regard en renfermant l’épée de ma jeunesse dans l’armoire. Je ne voulais pas voir mon interlocuteur, il avait le don de me faire perdre contenance et je rougissais trop souvent en sa compagnie.

— Si je n’avais pas rencontré Henri, je serai devenu forgeron, comme mon père.

— Regrettez-vous ?

Il s’était approché en silence et je sursautai en entendant sa voix presque dans mon oreille.

— Non ! tressaillis-je.

— Vous l’aimiez, n’est-ce pas ?

Je balbutiai, ignorant s’il parlait de mon père ou de Henri. Mais il se moquait de ma réponse, il la connaissait déjà.

Il hocha la tête et s’éloigna. Mon cœur se serra lorsque je sentis son parfum sucré disparaitre. Nous ne nous étions jamais retrouvés seuls dans la même pièce et une envie bestiale en moi me criait de me jeter sur lui. Mais « chaque chose à sa place » était mon credo.

Guillaume était d’humeur maussade, il ne souriait pas et ses iris ne pétillaient plus avec la même intensité que lors de la fête des fleurs. Il regagna la porte.

— J’étais venu vous écouter car je souhaitais comprendre pourquoi vous m’intéressiez tant. Mais je me suis trompé, nous n’avons rien en commun. Je suis désolé de vous avoir faire perdre votre temps.

Il disparut et mon cœur s’emballa. Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais cessé de respirer. Que voulait-il dire ? Était-ce une manière de me signifier que je ne lui plaisais pas ? C’était-il demandé si c’était réciproque ?

Mes poings se crispèrent alors que je m’affaissais contre l’étagère. Toutes ces années où j’avais cherché à dissimuler mes sentiments, où je m’étais replié sur mon travail et où j’avais décidé de ne plus penser à ma vie d’homme. Tout cela volait en éclat à cause des beaux yeux de Guillaume… de ses cheveux frisés aux senteurs de pommes, et de ses doigts longs et fins que je désirais baiser toute la nuit.

À quoi bon ? Il venait de m’avouer que je ne l’intéressais plus. Pourquoi se torturer à penser à des « et si ? » Je chassai du revers de la main une larme traitresse et empoignai une nouvelle épée. Je passerais mes nerfs sur Tristan.


***


Mon Cher Pierre,

Lors notre dernier entretien, vous parliez des armes avec une passion inconnue de moi. Vos paroles résonnent encore. Malgré mes tentatives pour les oublier, elles volent dans mon esprit en regrettant qu’elles ne m’eussent pas été adressées.

Je suis navré, une fois de plus, je ne respecte pas ma promesse de ne plus vous importuner avec mes états d’âme.

Vous découvrirez empaqueter sur votre lit l’épée que mon père m’avait offerte pour mes quatorze ans. Il pensait que ce présent me plairait, mais à cet âge je ne songeais qu’à vagabonder en forêt. Je sais qu’entre vos doigts elle sera à sa juste place et que vous en apprécierez plus que moi la beauté.

Pierre, oubliez ce que je vous ai dit, ce n’était que le fruit d’une mélancolie passagère. Je vous souhaite autant de plaisir dans les bras d’un homme qu’avec une lame en main. Vous méritez d’être heureux et de ne plus subir l’envoutement des fantômes de votre passé. Vous trouverez, j’en suis certain, celui qui fera vibrer votre âme et votre cœur.

Adieu,

Avec toute mon affection,

Votre Guillaume


***


— Avance ton pied ! et serre-moi ces poings morbleu !

Les deux hommes étaient mauvais, toute leur formation serait à faire. Pourquoi donc Tristan les avait-il conviés à cet entraînement ? Je frappai du talon contre la poussière pour évacuer mon énervement et laissai aller mes pensées vers l’épée de Guillaume. Comment accepter un tel présent ? Je n’avais pas eu le courage de la rapporter à l’expéditeur car affronter Guillaume me mettait au supplice. Dans ma poche, le parchemin froissé de l’avoir tant lu crissait à chaque frottement de ma jambe. L’épée dormait dans mon lit à mes côtés. Que pouvais-je en faire ? Elle était bien trop précieuse pour que je l’utilise. Et puis… on chercherait à savoir où je l’avais obtenue.

On siffla dans mon dos. Tristan, accoudé à la rambarde, m’interpellait. Je donnai quelques conseils aux deux combattants et rejoignis mon ami.

— Henri et Richard reviennent ce soir.

Bien, nous pourrions nous décharger de quelques responsabilités, et j’en avais bien besoin.

— As-tu vu le prince Guillaume ? Il ne sort plus de chez lui, ses gens s’inquiètent.

Mon regard se porta vers la fenêtre de sa chambre dont les rideaux restaient clos.

— Non, et toi, as-tu frappé ?

— Oui, mais il ne répond pas. Veux-tu bien essayer ? Je ne sais pas faire et… et j’aimerais qu’on évite de démonter la porte… Il n’a pas mangé depuis deux jours…

Il n’attendit pas, supposant que je n’y verrai pas d’inconvénient, et sauta par-dessus la barrière pour prendre ma place devant les volontaires.

Un brusque sursaut me fit réfléchir aux derniers événements. Guillaume n’était plus sorti depuis sa lettre, y avait-il un lien ? Et s’il avait commis l’irréparable ? Mon cœur s’emballa et je me mis à courir jusqu’au château dont je grimpai les marches à toute allure.


Le couloir réservé aux princes était désert. Essoufflé, je heurtai avec violence à la porte de la chambre de Guillaume, priant pour qu’il aille bien. On ne répondit pas. Je collai mon oreille au bois tapissé de fleurs bleues et frappai de nouveau un peu plus fort :

— Monsieur Guillaume ?... C’est Pierre, je…

La porte s’ouvrit en manquant de me faire basculer à l’intérieur. Sa Majesté était vêtue d’une chemise blanche déboutonnée sur une culotte brune. Ses cheveux dénoués n’avaient pas été coiffés et de larges cernes encadraient ses yeux attristés. Que lui arrivait-il ?

Je retrouvai mon souffle, mais pas la vitesse habituelle de mon rythme cardiaque.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il d’un ton sec que je ne lui connaissais pas.

Je bégayai. Je m’attendais à le trouver souffrant et à devoir défoncer la porte, pas si morose. Comme il allait s’asseoir sur un fauteuil, je me risquai à pénétrer pour la première fois dans sa tanière. Le lit était défait et sur sa couverture s’entassaient pêle-mêle des linges colorés. J’enjambai un chapeau à plume et m’approchai de la fenêtre pour en écarter les rideaux. Un éclat de soleil emplit la pièce, me permettant d'apercevoir ce qu’elle devait être en temps normal. Une coiffeuse était jonchée de peignes, de broches et de parfum. Une penderie vide était ouverte et un coffre disposé près de la porte.

— Nous n’avons plus de vos nouvelles depuis plusieurs jours, nous nous inquiétions pour vous.

— Nous ?... Peu importe. Je vais bien, vous pouvez me laisser.

— Mais…

Je repassai sur le chapeau que je piétinais cette fois-ci et m’avançai vers Guillaume. Il évitait mon regard, une main devant ses yeux comme pour se protéger du rayon de soleil.

— Mais… Vous devez sortir. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ?

Je déglutis en réalisant ce que je proposais, mais ce n’était pas le plus terrible pour moi. Je voulais qu’il se lève et qu’il se porte bien, car comment vivre à ses côtés si aucun sourire n’égayait ses traits ?

— Je ne crois pas, trancha-t-il. Laissez-moi, je vous prie.

Ses derniers mots n’étaient que murmure mais j’y décelai une supplique. Je m’écroulai au sol, à ses genoux. Il bougea alors, osant me regarder.

— Vous ne portez pas mon épée. Elle ne vous convient pas ?

Ses sourcils étaient froncés sur son nez en trompette et je me rappelai à cet instant qu’il était né pour devenir roi. Même s’il avait tout fait pour que cela soit impossible, son sang parlait pour lui. Je répondis à mon tour en chuchotant :

— Elle est sublime mais elle n’est pas faite pour être utilisée. Je ne peux accepter un si beau cadeau.

— Relève-toi… Je te prie.

Son ton s’adoucit, mais je ne lui obéis pas pour autant. Ses yeux bleus pétillaient de nouveau avec une intensité nouvelle, ses lèvres s’entrouvrirent, je me ruai sur ses genoux que j’enserrai dans mes mains en enfouissant ma tête pour m’imprégner de son odeur.

— Majesté…

Il ne bougea pas ses jambes, mais je sentis ses doigts froids caresser ma nuque. Je redressai mon visage et réalisai à cet instant que je m’étais mis à pleurer.

« Chaque chose à sa place, » disait mon père. « Un homme ne pleure pas. » Mais comment être joyeux si Guillaume ne l’était pas ? Il haussa mon menton du bout de son index et m’ordonna :

— Relevez-vous, Pierre. Je ne suis pas votre maître.

Mon cœur se brisa alors que je réalisai que je le chérissais et que par ses mots il me rejetait. Je lui obéis donc en tâchant de sécher mes larmes et en prenant une distance digne à mon rang inférieur au sien. Mais il se leva à son tour et fit les quelques pas qui le séparaient de moi.

— Avez-vous chassé vos fantômes ? me demanda-t-il.

Henri. J’avais aimé cet homme de tout mon être sans jamais avoir osé le lui avouer. À quoi bon ? Cela n’aurait que détruit notre amitié, Henri n’aurait pu comprendre mes émois d’adolescents et seule sa présence à mes côtés me suffisait.

— Oui.

— Êtes-vous prêt à aimer ?

— N’est-ce pas ce que je fais déjà ?

Sa paume se posa sur ma joue et je réprimai un frémissement de plaisir. Son sourire amusé réapparut sur ses lèvres fines et je ne me contins plus. Je sautai sur elles pour lui accorder un long baiser passionné. Je ressentis un picotement au niveau du menton. Lui qui se rasait généralement de près s’était négligé pendant deux jours. Guillaume recula d’un pas avant d’enserrer ma nuque dans son poing et de me rendre un baiser plus délicat que le mien. Ses cheveux senteur de pommes me caressaient le nez. Je glissai mes doigts dans sa chemise entrouverte pour enfin avoir son corps contre le mien. Sa peau était froide et des milliers de frissons la parcouraient. Je rapprochai d’un geste sec son torse en agrippant sa taille. Il gémit et je m’étonnai qu’il puisse éprouver du plaisir en ma compagnie. Pourtant c’était bien le cas. Sa chemise tomba sur le parquet et je découvris son thorax si pâle, presque maladif, mais si beau.

— Pourquoi es-tu venu ? me demanda-t-il en déboutonnant ma propre chemise.

Je reçus ses caresses en baisant du bout des lèvres sa clavicule. Mon cœur battait dans ma poitrine avec une telle force que je fus étonné que Guillaume ne s’en inquiète pas.

— J’avais peur qu’il vous soit advenu un malheur.

Il s’écarta, jamais il n’avait été si beau et pourtant si vulnérable. Je sentais ses failles transparaitre dans ce pli à la commissure de ses lèvres et dans cette pointe de tristesse qui emplissait ses iris bleus. Lorsqu’il prit la parole, je compris que tout se jouerait à cet instant. Sa voix chaude n’était qu’un murmure secret :

— Pierre, je ne cherche pas un amant, je te désire pour partager ma vie, au-delà des épreuves qu’un couple comme le nôtre aura à endurer.

Son front bouillant se posa contre le mien :

— J’entendrais que tu ne puisses accepter cette doléance, je sais ce qu’elle implique pour ton existence, mais je t’aime et…

— Je t’aime aussi Guillaume, le coupai-je. Arrête de me parler comme à un enfant. Je m’offre à toi et je suis conscient des conséquences.

Ses yeux explosèrent de joie et je me jurai de ne plus jamais revoir la tristesse sur son tendre visage. Alors, nous tombâmes sur le lit, nos jambes enlacées. Nos caresses se décuplèrent afin qu’aucune partie de notre peau ne fût délaissée. Nos corps s’abandonnèrent l’un à l’autre en se promettant de se chérir l’un l’autre jusqu’à la mort et pour la première fois je réalisai ô combien l’amour pouvait emplir le cœur et l’âme lorsqu’il était partagé.


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